Picasso / Carnet d'esquisses (1)

Publié le par Laurent Kiefer

Depuis une semaine, c’est à dire depuis la diffusion de l’appel à projets sur Picasso, j’échoue lamentablement à structurer ma pensée. Est-ce parce que je manque de ténacité, est-ce par fatigue ? Ou parce que le sujet lui-même est trop vaste, trop kaléidoscopique pour pouvoir être cerné ? J’en suis presque à me dire que je ne proposerai rien, puisque rien ne décante, rien n’émerge du magma des idées.

Car les idées, elles se bousculent, elles se télescopent même comme des atomes, certaines disparaissant avant même d’avoir eu le temps d’imprimer la rétine, d’autres, jugées mauvaises, insistant en moi jusqu’à provoquer de ma part une démission de réflexion. Il est donc temps, car je n’ai plus que cinq jours pour mettre au clair mes intentions – et qui plus est les formuler – il est temps de les poser par écrit. Je ne veux cependant pas en faire la liste, je dois me les expliquer à moi-même. D’où ce carnet. M’obliger à répondre par écrit à des questions simples, nécessitant des réponses les plus brèves possible.

Qu’avons-nous ?

Une commande de spectacle ayant trait à – pour ne pas dire « sur » – Picasso. Spectacle tout public, avec contraintes autant budgétaires qu’artistiques. Mais enfin, le sujet est vague : Picasso. C’est une personne et tout à la fois, Picasso, ce n’est rien, ça ne s’attrape pas en tant que sujet. Ce n’est pas un spectacle qu’il faudrait, mais une multitude de spectacles.

Un intérêt de ma part, non pour Picasso en tant que tel, même si je m’y suis intéressé voilà un temps relativement ancien, mais pour l’époque Picasso et pour ce que représente Picasso. Un intérêt en écho de Picasso, sur Stravinsky ; les deux artistes ayant un parcours parallèle, très similaire en de nombreux points, et s’étant connus peu après la grande guerre. Picasso n’est Picasso que dans le contexte du siècle. Il ne m’intéresse que dans une inscription dans l’Histoire, non comme peintre. Il m’intéresse dans ses excès, dans ses trahisons, dans ses lâchetés, dans son caractère marchand.

Une première réflexion me vient, une sentence prononcée par un ami peintre : « Picasso a fait beaucoup de mal à la peinture moderne. » Pourquoi cet ami m’avait-il dit cela ? Qu’est-ce que ce « mal » picassien ? Comment un peintre peut-il faire du mal aux autres, à ses contemporains comme à ceux qui le suivront ? Je ne le lui avais pas demandé sur le coup, aujourd’hui je pense quelque explication en ce termes – qui sont une explication subjective et très personnelle, qui n’a rien à voir avec cet ami peintre. Picasso peut faire du mal parce qu’il est la bonne conscience de tout ce que la peinture moderne peut comporter de tâcherons à la technique nulle, mais au bagou artistique bien rôdé. Comme avant Picasso, Cézanne a été le premier peintre proclamé génial par toute une masse de peintres du dimanche trouvant dans ses paresses et ses approximations une justification à leur propre médiocrité artistique. Cézanne ou l’avènement du dernier romantique maudit. Picasso ou l’avènement du premier peintre marchand. Cela tombe bien : Cézanne / Picasso, c’est exactement ce qu’on va nous proposer en 2009 à Aix. D’où l’appel à projet…

Il y a chez Cézanne une volonté touchante de vouloir mieux faire, de s’appliquer à sa tâche, en partant de rien : lorsqu’on voit ses premiers tableaux, on se dit qu’il n’était pas bien doué. Lourdaud, terrien, un caricature du peintre en paysan. Ça s’améliore à force d’acharnement, mais ça ne décolle jamais vraiment. Il faut avoir usé ses culottes courtes sur les mêmes bancs d’école, comme Zola, il faut être un peu de parti pris pour déceler dans les barbouillages adolescents de Paul Cézanne les premières traces de ce qui sera appelé génie.

Picasso en revanche commence sa carrière comme un peintre académique. Ses œuvres de 1895 sont d’un classicisme et d’une maîtrise formelle étonnants, comparées aux « Grandes Têtes » de 1970, lesquelles sont assommantes de laideur et de je-m’en-foutisme. Picasso, à l’inverse de Cézanne, sait peindre, entendre : peindre normativement. Il a les moyens, lui, d’exposer dans les Salons officiels. Bref, Picasso débute avec une technique dont Cézanne est totalement dépourvu. Autant ce qu’on pourrait dire de Cézanne : « C’est un barbouilleur incapable de reproduire un Ingres » (puisqu’il s’y est pitoyablement exercé), est faux de Picasso. Picasso est un peintre, dans le sens où il sait peindre ce qu’on réclame habituellement à un artiste officiel.

C’est aussi peut-être cela que l’on entend quand on prétend que Picasso a fait « du mal » à la peinture moderne. Aujourd’hui, on demande moins à un artiste officiel de peindre que de savoir habilement livrer les intentions de sa peinture. Cela veut tout dire. Que restera-t-il, dans cinq siècles, des intentions de la Tête d’homme au chapeau de paille (1971)  face à la fascination immédiate suscitée par l’Autoportrait de 1901 (période bleue) ?



 
Tête d’homme au chapeau de paille, 1971. Paris, Musée Picasso.



 
Autoportrait, 1901. Paris, Musée Picasso.


A ceci près que Picasso, lui, se situait au-delà de la justification ou du commentaire. Le vieux lion trouvait-il l’exercice dépourvu de sens, ou refusait-il de s’y plier par orgueil ? Il était Picasso, après tout. Passée la quarantaine, que lui restait-il à prouver ?

Mais revenons au projet. S’il est dans l’immédiat dépourvu de cahier des charges, une liste impressionnante de consignes, voire de contraintes, a été suggérée. J’aime les contraintes. Ce sont elles qui façonnent l’acte créatif. Cependant, la liste est impressionnante moins par le nombre que par le caractère contradictoire (antithétique ?) des dites consignes. D’où le certain malaise où je me trouve, ce flottement où de nombreuses pistes sont possibles, mais se trouvent immédiatement déboutée par une consigne ou une autre, puisqu’elles ne vont pas forcément dans le même sens.

Avant de réfléchir à l’application de ces vœux pieux, qu’ai-je dans ma besace ? des images éparses, des dialogues, des sons, de la musique, des grognements, des danses, de la peinture en direct, deux pianistes-clowns qui travailleraient en contrepoint des thèmes de Bach éclairés par l’art stravinskien, une pièce uniquement constituée de rôles féminins, le rapport de Picasso aux femmes considérées comme mortes dès qu’elles ont procréé, son problème avec la paternité, le père et les hommes en général (particulièrement les homosexuels : le souffre-douleur Cocteau, le dévidoir Max Jacob), son rapport au marché de l’art, certains élément biographiques, sa mutabilité, son attachement au terrestre, de l’humour, beaucoup, du rire, de la jouissance, et je fais quoi exactement avec tout ça bordel, comment je pose, comment je calme tout ce que Picasso est susceptible de faire jaillir dès que je plonge le nez dedans ? Comment j’arrête le flux, comment je coupe l’arrivée du gaz ?

Acte dada ? Acte cubiste ? Je vais pisser avec une joie indicible puis m’en vais écouter du Stravinsky en regardant des reproductions de Picasso. On parle du maître. On nous serine avec le maître. Les tutelles ne savent pas parler de Picasso sans employer le mot maître. Cette servilité volontaire, obligée, politiquement correcte, voilà aussi quelque chose à interroger dans le spectacle. La sclérose des maîtres ; et pour couronner le tout : Picasso et ses maîtres. On n’en sort pas. Patrimoine, le mot est lâché. Picasso, gross patrimoine de la peinture contemporaine ?



Notes éparses
Le rapport de Picasso au père. Le père José Ruiz, peintre académique, porté sur la reproduction des pigeons et des colombes. A mettre en parallèle avec la défection de Pablo Picasso lorsqu’il s’octroie la colombe comme marque de fabrique ou signature, avec tous les excès que cela va entraîner (Vallauris…) et le foutage de gueule marchand que ce symbole va devenir. Une façon de tuer le père une fois de plus ?

Picasso et le « mécénat politique ». Mis à l’abri du besoin dès le début du siècle, Picasso inverse en quelques sortes le rapport du mécénat classique. Forte tête du marché de l’art, il s’arrange par exemple pour faire tourner Guernica dans de nombreux musées dans le monde afin de récolter des fonds pour les Républicains espagnols. Il multiplie les contributions financières dès qu’il s’agit de soutenir des actions socialistes ou communistes.

Contrairement à l’idée consacrée, il ne refuse pas de venir en aide à Max Jacob en rejoignant l’action de Cocteau. C’est Georges Prade qui refuse sa collaboration, craignant que son passif avec les allemands et le concept d’ « art dégénéré » ne desserve cette action plutôt que l’inverse.

La guerre, les civils, et l’usage du noir et blanc (Guernica, Massacre en Corée, Le Charnier, La Cuisine)
et
« La peinture n’est pas faite pour décorer des appartements. C’est un instrument de guerre pour l’attaque et la défense contre l’ennemi. » (Picasso, 1945)



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