Losers, méchants et vaniteux (2)

Publié le par Laurent Kiefer

De l'idéal dans la médiocrité.



(partie 1)

3.

J'ai donc créé de nombreux personnages odieux. Mika, Gaston, Hector et les autres, jubilent dans la méchanceté jusqu'au non sens, dans un cadre totalement décomplexé. Ils ne sont ni violents ni dangereux. Ils sont mauvais. Et qu'on leur découvre une faille psychologique sensée expliquer cette méchanceté, ce n'est qu'une convenance littéraire cathartique.

D'ailleurs, après avoir été honnis par les spectateurs ou les lecteurs, l'excuse les concernant ne fonctionne généralement plus. Même lorsqu'il s'agit d'éléments qui ne peuvent que bouleverser le personnage, le renvoyer à une animalité humaine (la disparition de la mère chez Mika [Dimanche] ou de l'entourage féminin chez Gaston Leroux [Vie sexuelle landaise]), on me dit : "Oui d'accord il souffre, mais ça n'explique pas cet acharnement dans la volonté de blesser, la gratuité de sa méchanceté." Et le fait est, je crois, que dans la fiction COMME dans la réalité, rien n'excuse la méchanceté de l'humain, rien n'excuse la médiocrité. Quand on se place sur le haut de la pyramide darwinienne, la moindre des politesses est de savoir rester grand. Et la plupart du temps, chercher un peu de grandeur dans l'homme entraîne une déception aux proportions de l'exigence.

Comment crée-t-on un personnage méchant ? "Où as-tu été chercher un personnage pareil ?", me demande-t-on régulièrement à propos de Mika. Mais où voulez-vous que ce soit... En moi, bien évidemment. Un écrivain n'invente rien, il se nourrit, digère les faits et les régurgite après une période plus ou moins longue de digestion. Le créateur vierge n'existe pas. On pourrait même dire qu'il n'existe pas de création artistique. Il n'y a que des transformations. Que ces mutations relèvent d'une identité de créateur ou d'une singularité d'artiste, cela est un autre problème. Mais qu'on en finisse avec le syndrome de Jeanne d'Arc : un auteur n'entend qu'une voix, la sienne propre.

Donc quand on trouve les termes (les termes concrets : les phrases, les mots) de la méchanceté pour un personnage, ce n'est pas en notant des morceaux de phrases au comptoir d'un café. C'est en soi que réside tout dialogue théâtral, toute description insoutenable, tout acte de violence contenu dans un roman. Il est un peu facile et totalement hypocrite de vouloir reporter sur la société ou l'actualité ce qu'on peine à assumer dans sa propre création écrite (ou autre).

Prenons l'exemple de faits divers récupérés par la littérature ou le cinéma, pourquoi s'intéresserait-on à tel ou tel meurtrier, à tel ou tel dictateur, au point de lui consacrer parfois des années entières de sa vie pour tenter de le comprendre, ou de rendre au plus près la complexité de sa psyché ? A mon sens, aucun créateur n'est masochiste, il est juste double, à l'image de tout homme. Il ne s'agit pas de se défier de l'autre, dans le fait de consacrer son énergie à la description méticuleuse de l'insoutenable ; mais de se défier de soi, de sa propre part d'horreur intime, inconsciente.

L'émotion et le dégoût suscités par la Shoah, par les crimes pédophiles, par toute abjection humaine, pourraient en rester à l'état de réaction émotionnelle. Mais lorsqu'ils font l'objet d'une création artistique, nous ne sommes plus uniquement dans le domaine du témoignage, nous glissons dans la sphère de re-création, de la re-action. Reproduire l'horreur et la donner en spectacle est tout de même une drôle de spécificité humaine... Cela ne fait pas de Spielberg un boucher nazi (La Liste de Schindler), ni de Cantet un dangereux schizophrène (L'Emploi du temps) ; pas uniquement parce que pour ces deux cinéastes le refus de l'horreur passe par la remise en jeu de valeurs humanistes, mais plus simplement parce que, comme pour nous tous, il y a bien chez eux une interrogation sur le poids du dogme moral (qu'il soit religieux, juridique ou autre) qui fait barrière, et la pulsion qui se trouve entravée. Jusqu'à faire preuve d'une  méticulosité certaine dans la mise en image qui de l'horreur, qui de l'angoisse. Catharsis ? Pourquoi pas. Présence, en tout cas...

Car le choix d'un sujet, lui, n'est jamais innocent. Traiter de tel ou tel sujet, c'est accepter l'existence en soi de la pulsion qui s'y rattache. Le vide ne résonne de rien. Pour qu'il y ait dans un être résonance de telle ou telle pulsion, il faut bien que cette pulsion s'y trouve présente. Je peux ainsi avouer et assumer mes parts d'ambiguïté : lorsque je crée en 1994 le personnage d'Hector Lenoir pour la pièce Le Baiser à Vincent (qui est un malade du sida en phase terminale, condamné à disparaître dès le début de la pièce), c'est dans ma propre agonie que je me projette pour écrire, dans ma propre souffrance et sans aucune concession, aucun garde-fou ; je peux clairement dire que cette mort programmée, ce décompte de temps inexorable me fascine, non dans le personnage, mais en moi.
De même lorsque je crée Mika en 2000, cet odieux intellectuel mondain cloîtré dans ses conduites d'échec, prêt à toutes les bassesses pour blesser ceux qui l'entourent, c'est moi que je mets en mots ; Mika est le fantasme d'un moi sur- / sous-humain dont la seule existence est le Verbe ; un moi en sur-homme nietzschéen, avec cette certitude, négative certes mais sincère, que l'homme n'est jamais bon par instinct, mais par obligation, par éducation, puis par choix.

Mika est un personnage que je vénère, il représente une vision de l'homme de pouvoir occidental, habité par cette dualité entre éducation, culture et vigilance intellectuelle, mises aux services d'instincts animaux de prédateur en cage. A la fois d'une terrible vanité, car traitant ses pairs comme des sous-êtres, et mesquin - mais vanité et mesquinerie ne vont-elles pas de paire, la première engendrant la seconde, la seconde s'alimentant de la première ? Je pourrais mentir et dire que ce personnage est pure invention, qu'il sort de la cuisse de Jupiter, histoire de me dédouaner, de me mettre à distance d'une figure qui laisse rarement indifférent et suscite la haine ou la pitié. Mais c'est faux. Comme il serait faux, même, de revendiquer d'avoir inventé le personnage. Je n'ai rien inventé, Mika c'est moi. Je suis profondément ce personnage. C'est justement en acceptant sa présence en moi que je lui ai coupé la parole. Vaniteux, creux et mesquin. J'y fais face. On ne combat que ce qu'on connaît bien.


à suivre

Publié dans Chroniques du 27

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